rian De Palma utilise régulièrement le plan-séquence dans ses films, et cela donne souvent de véritables morceaux d'anthologie. Comme son nom l'indique, le plan-séquence est une séquence filmée en un seul plan, sans montage ou interruption de point de vue tel qu'un contrechamp. La majorité des plans-séquences du cinéma demeurent néanmoins truqués, pour des raisons pratiques notamment. Ils permettent principalement de montrer une action en temps réel, au même rythme et dans la même unité de temps pour les protagonistes que pour les spectateurs. Historiquement, l'un des premiers plans-séquences date du film L'Aurore (1927) de Friedrich Wilhelm Murnau. Mais il y a surtout un film qui deviendra une référence importante en la matière: La Corde (Rope, 1948) d'Alfred Hitchcock. Pour l'époque, le film est une prouesse technique à lui tout seul car il est soi-disant filmé intégralement en plan-séquence. Évidemment, il est faux: les bobines de pellicule duraient au maximum dix minutes. Des raccords assez discernables sont faits sur le dos des personnages qui remplissent l'écran, ou sur la malle où est enfermé le cadavre de l'intrigue, entre autres. Mais le film comporte aussi plusieurs raccords "normaux", des contrechamps presque invisibles tant l'histoire est captivante. Par la suite, beaucoup de réalisateurs se sont intéressés au plan-séquence. Sans prétendre à l'exhaustivité, je citerai quelques-uns d'entre eux en commençant bien sûr par Orson Welles. Sa Soif du Mal (Touch of Evil, 1958) est restée célèbre avec sa formidable ouverture en plan-séquence: un personnage cache une bombe dans un coffre de voiture, puis celle-ci démarre, suivie par la caméra montée sur grue, et elle passe la frontière de Tijuana jusqu'à l'explosion de la bombe. Brian De Palma en fait une référence parodique dans une scène de Phantom of the Paradise. Soy Cuba (1964) de Mikhaïl Kalatozov, contient un plan-séquence particulièrement esthétique, où la caméra passe d'un groupe de jazz jouant sur le toit d'un immeuble, puis descend le long de la façade, pour arriver à une fête tout en bas, et plonger dans l'eau d'une piscine au milieu de nageuses. En 1966, Roman Polanski tourne une scène longue et compliquée dans Cul-de-Sac sur une plage du nord-est de l'Angleterre, en une seule prise, au cours de laquelle un avion pénètre dans le ciel à un moment précis du dialogue, sans une coupe et tout cela à "l'heure magique" précédent le crépuscule.

 

Snake Eyes (1998)

 

Le Bûcher des Vanités

(The Bonfire of the Vanities, 1990) 

 

D'autres à venir...

Un incontournable cinéaste maniériste de la même génération que De Palma a aussi réalisé quelques mémorables plans-séquences. En effet, Martin Scorsese a commencé à en faire dès son premier long-métrage, Who's Knocking at my Door? (1967 -sorti en 1969 sous le titre JR), avec Harvey Keitel. As du travelling énergique et audacieux, le réalisateur américain a excellé dans cette technique comme avec Raging Bull (1980), où la caméra précède De Niro en le filmant de face, depuis la salle d'entraînement jusqu'au ring, passant au milieu d'un public très nombreux.

Certainement un des plans-séquences les plus étudiés dans les cours de cinéma, celui des Affranchis (Goodfellas, 1990) est définitivement un modèle du genre. La caméra, précédée du couple d'Henry et Karen (Ray Liotta - Lorraine Bracco), pénètre dans le restaurant chic et mafieux de New York, le Copacabana, par une entrée interdite du grand public. Elle explore avec eux les cuisines et son agitation, la grande salle de spectacle, et arrive enfin sur le devant de la scène où une table vient d'être dressée à l'attention du couple privilégié.  Dans Casino (1995), la caméra entre dans la salle des comptes interdite au public, suivant le parcours d'une mallette et de l'argent. Enfin, parmi tant d'autres, j'évoquerai le plan-séquence de Gangs of New York (2002) qui est une synthèse étonnante, illustrant le débarquement des immigrés irlandais... puis leur inscription dans les rangs américains pour la guerre de sécession... puis leur embarquement dans un navire de l'armée... lequel se vide des cercueils des anciens soldats. 

Profession Reporter (The Passenger, 1974), de Michelangelo Antonioni, se termine par un plan de 7 minutes au cours duquel le personnage de David Locke (Jack Nicholson) trouve la mort. Dans ce plan, un très lent mouvement d'appareil passe sans rupture de l'intérieur de la chambre d'hôtel de Locke à l'extérieur, à travers les barreaux d'une fenêtre. Ce plan-séquence a soulevé des questions d'ordre métaphysique (le personnage meurt, la caméra adopte-t-elle le point de vue de son âme en passant à travers les barreaux?) et longtemps interrogé les cinéphiles sur l'aspect technique: comment Antonioni a-t-il fait passer sa caméra à travers les barreaux? Nicholson fait d'ailleurs des commentaires mensongers à ce sujet dans les bonus du DVD paru chez Colombia, sûrement pour contribuer au mythe. Bien que la solution technique trouvée était relativement simple et ingénieuse, cela a nécessité beaucoup de prises avant d'arriver à la scène du film: lorsque la caméra, montée sur gyroscopes (afin d'atténuer les inévitables oscillations) est suffisamment proche des barreaux, les techniciens font coulisser ces derniers, ce qui lui permet de passer "au travers". Une grue placée à l'extérieur de la chambre récupère la caméra, et pendant qu'elle fait un grand demi-tour, les barreaux sont remis en place et nous retrouvons la fenêtre intacte vue de l'extérieur... Il y a aussi de longs plans-séquences esthétiques dans Requiem pour un Massacre (Idi i smotri, 1984, Elem Klimov), film sur les massacres nazis en Biélorussie, et de longues séquences chorégraphiées très colorées dans la comédie musicale Absolute Beginners (1986, Julian Temple) qui se déroule dans le Londres de la fin des années 50 reconstitué. 

En 1993, Robert Altman réalise The Player, film aux 80 stars hollywoodiennes, dont la séquence générique est un long plan-séquence référentiel, au cours duquel il fait un clin d'œil avec le personnage de Walter (Fred Ward), qui n'aime pas les "montages cut", et discute des plans-séquences au cinéma en évoquant notamment La Soif du Mal. Dans 71 Fragments d'une Chronologie du Hasard (71 Fragmente einer Chronologie des Zufalls, 1994), Michael Haneke filme pendant un interminable plan-séquence fixe un pongiste en train de taper des balles envoyées par une machine d'entraînement, caractérisant sa relation avec les machines. Emir Kusturica réalise un plan long très fluide dans Arizona Dream (1995) à l'intérieur du magasin de voitures. Quentin Tarantino a aussi réalisé quelques plans-séquences, avec Pulp Fiction (1992) lorsque Butch Coolidge (Bruce Willis) traverse des terrains vagues et des habitations pour se rendre à son appartement et y récupérer sa montre, et lorsque Vincent Vega (John Travolta) découvre le décor du Jack Rabbit Slim's, le restaurant rock'n'roll où lui et Mia (Uma Thurman) danseront le twist. Dans Jackie Brown (1997), l'héroïne (Pam Grier) cherche les policiers dans un centre commercial après un échange d'argent. Dans le sushi bar de Kill Bill Volume 1 (2003), la caméra passe d'un étage où O-Ren Ishii (Lucy Liu) et ses hommes de mains entrent dans une pièce, puis la caméra passe au-dessus d'une scène de concert où jouent les 5.6.7.8's, arrive au bar où est accoudée Black Mamba (Uma Thurman), la suit jusqu'aux toilettes, avant de montrer l'arrivée de Sofie Fatale (Julie Dreyfus) dans ces mêmes toilettes. Enfin dans Boulevard de la mort (Death Proof, 2007), la caméra tourne pendant 7 minutes autour de la table où discutent les héroïnes du film. Strange Days (1995) de Kathryn Bigelow commence par un faux plan-séquence en vue subjective, étonnant et bien réalisé. Boogie Nights (1997) de Paul Thomas Anderson s'ouvre aussi avec un plan-séquence montrant la quasi-totalité des protagonistes, et se termine de la même façon avec plus de personnages. La caméra plonge même dans l'eau d'une piscine lors d'une réception festive filmée également en plan-séquence, se référant ainsi à Soy Cuba. PT Anderson réitèrera les plans-séquences dans d'autres films comme Magnolia (1999) et There Will Be Blood (2008). 

Les technologies numériques permettent aujourd'hui de repousser les limites en enregistrant les images directement sur disque dur. Time Code (2000) de Mike Figgis est composé de quatre plans-séquences couvrant tous la durée du film: chacun est présent à l'écran séparé en quatre cadres, dans un format d'image carré (relativement rare comparé aux formats standard du cinéma), et le son est mixé de manière à sélectionner les moments où l'on entendra les dialogues provenant de tel ou tel cadre. Les quatre histoires en temps réel se croisent, avec les acteurs qui improvisent autour de situations prédéterminées, sans que jamais les caméras ou les équipes techniques ne se filment entre elles. L'Arche Russe (Russkiy kovcheg, 2002), d'Alexandre Sokourov, a pour particularité de n'être qu'un seul et même plan de 96 minutes. Si certaines images ont été retouchées en post-production pour des questions de luminosité, ce plan-séquence n'a bénéficié d'aucun trucage pour combler une rupture. Le réalisateur a voulu rendre hommage à l'histoire de son pays dans le décor du musée de l'Ermitage. Il a fallu plusieurs mois de travail avec la caméra et de répétitions avec les quelques 800 comédiens et 1000 figurants, avant de tourner le film en une seule journée. Il y a eu en tout trois prises ratées et une quatrième réussie (qui est ainsi le film). 

Dans les années 2000, la technologie numérique a aussi permis de faciliter la réalisation des plans-séquences. Avant le tournage de Panic Room (2002) de David Fincher, une prévisualisation par simulation informatique générée en trois dimensions a permis de concevoir le film et les mouvements de caméras improbables que l'on peut y voir. Cette technique a permis notamment de réaliser un plan-séquence au cours duquel la caméra passe d'un étage à l'autre, traversant le plancher, puis l'anse d'une cafetière, avant de terminer dans une serrure de porte. Irréversible (2002) de Gaspard Noë est principalement constitué de plans-séquences montés à la suite mais de façon déchronologique, se terminant chacun par un effet artificiel pour raccorder au suivant. Ils ont tous nécessité une post-production numérique, notamment pour effacer les ombres, les reflets d'équipes dans les vitres ou corriger d'autres choses. Avec deux scènes extrêmement violentes et très explicites (un meurtre dans un club homosexuel malsain et, surtout, le viol du personnage de Monica Bellucci dans un couloir souterrain)  le film a créé une polémique exceptionnellement passionnée en France et au Festival de Cannes. Également non linéaire, le film de Gus Van Sant récompensé à Cannes en 2003 (prix de la mise en scène et Palme d'Or), Elephant, comprend plusieurs plans-séquences suivant le banal quotidien d'élèves qui s'entrecroisent dans les couloirs de leur lycée, avant que deux d'entre eux commettent un massacre. Le film s'appuie sur un célèbre fait divers, la fusillade au lycée Columbine survenue en 1999. Un long travelling latéral suit Oh Dae-su (Choi Min-sik) se battant à mains nues contre une vingtaine de personnages dans Old Boy (2003) de Park Chan-Wook. Breaking News (2003) de Johnnie To s'ouvre sur un plan-séquence de presque 7 minutes montrant des gangsters se préparant à partir d'un immeuble, et des policiers qui les surveillent à l'extérieur, avant qu'une grande fusillade éclate entre les deux camps en pleine rue. Steven Spielberg a réalisé un extraordinaire plan-séquence où la caméra tourne autour d'une voiture en fuite sur l'autoroute, dans La Guerre des Mondes (War of the Worlds, 2005), en utilisant des effets spéciaux qui dissimulent les raccords entre les images réelles, et celles tournées en studio avec des transparences. A History of Violence (2005) de David Cronenberg brosse le portrait d'une Amérique violente, et le film démarre par un long plan-séquence en travelling latéral, détaillant la façade paisible d'un petit motel de l'Amérique profonde. Après la coupe, le réalisateur révélera ce que la caméra tenait alors hors champ (les cadavres des gérants): l'image peut en cacher une autre, comme un personnage peut dissimuler une autre identité. 

Children of Men (2006) d'Alfonso Cuarón contient quelques plans-séquences vraiment remarquables. Ils permettent au film de donner une vision crédible du monde futuriste (très pessimiste) dépeint par le réalisateur. D'abord, la caméra avance, recule, panote à l'intérieur d'une voiture en route, passant entre des espaces étroits au milieu des personnages dans le véhicule, tandis qu'à l'extérieur une foule les prend en embuscade. Plus tard, dans un camp de réfugiés, Théo (Clive Owen) échappe plusieurs fois à la mort, entre l'armée britannique qui attaque, et un gang de terroristes cherchant à récupérer un nourrisson que Théo retrouvera dans un immeuble assiégé, en pleine fusillade et pilonnage par les chars d'assauts. Cuarón a réitéré la technique du plan-séquence dans son sketch pour Paris, Je t'aime, intitulé "Parc Monceau" avec Nick Nolte. Reviens-Moi (Atonement, 2007) de Joe Wright contient un plan long réalisé au milieu de 2000 figurants, pour montrer les conditions d'attente avant l'évacuation des soldats anglais sur la plage de Dunkerque. 

Enfin, j'évoquerai un réalisateur aux délires surréalistes qui avait déjà fait preuve de son immense talent au cinéma, notamment dans Eternal Sunshine of the Spotless Mind (2004) et La Sciences des Rêves (The Science of Sleep, 2006), mais aussi et surtout dans le clip musical (pour Daft Punk, Björk ou les White Stripes) dont certains sont d'ailleurs réalisés en plan-séquence (par exemple le "Come Into My World" de Kylie Minogue). Dans Soyez Sympas, Rembobinez (Be Kind, Rewind, 2008), Michel Gondry a fait un plan-séquence très drôle au cours duquel les deux héros refont tour à tour des scènes de films célèbres, King Kong, 2001, l'Odyssée de l'Espace, etc.

Tous ces exemples de réussites techniques montrent d'abord à quel point le plan-séquence a évolué, mais aussi la grande maîtrise de ces réalisateurs expérimentés pour qui cela représente un défi et un vrai casse-tête. Les cinéastes doivent expliquer et connaître tous les mouvements et positions de la caméra, ainsi que les positions des acteurs qu'ils dirigent, et surveiller ce qui sera ou non dans le champ de la caméra. Bien sûr, c'est pour les équipes que cela relève du défi technique: les projecteurs pour la lumière et les perches pour le son, ou les ombres des techniciens sont à éviter. Le réalisateur et son équipe doivent donc réussir à s'accorder.

Romain Desbiens.